« Agrippés à la vie » – Silvia Härri

mais la peau /a sa mémoire /nous nous
serrons /pour ne pas oublier
(H. Meschonnic, Voyageurs de la voix)

Ils disaient maldonne malchance c’est malfait, Madame.
Elle pensait marelle marguerite et massepain.
Ils parlaient matrice maladie malformation
elle rêvait margelle et madeleine elle rêvait matin
ma terre merveille mappemonde.
Ils répondaient matraque massicot machette ou matelas
elle mâchait macaron maracas magie
magma marionnettes madrier.
Ils marmonnaient malaise macération
marteau masse mastodonte ils maugréaient
marbre mastic maturation pulmonaire
elle murmurait marin ou matière ma main marjolaine et jardin.
Amer amer c’est une malédiction.
Mère mère marelle marguerite.
Ils disaient maldonne, Madame
elle pensait Maman.

*

Ses doigts se prennent aux fleurs turquoise de son chemisier, puis elle les glisse là où quelque chose pousse sous le nombril, affleure doucement. De sa paume, elle caresse ce qui frémit, éclat de vie sans nom encore, aux contours incertains, pulsation souterraine.

Pourtant elles sont toujours là, les blouses. Dans les couloirs, dans l’ascenseur, plus nombreuses que dans les cauchemars. Elles la guettent encore, tapies derrière la porte qui se referme dans un claquement sec. Franchir le seuil de la pièce, un vœu noué au creux du ventre, silencieux et lancinant.

Elle est prise au piège des vapeurs de désinfectant, des serres métalliques du lit, de ce blanc, vautour qui rôde et souille l’univers. Sauf toi et moi, prie-t-elle tout bas. Que les rapaces se muent en colibris, que les murs de cette salle où elle attend (quoi, au juste ?) s’écartent pour laisser au moins une infime ouverture.

*

Croiser les doigts.

Tout va bien, tout va toujours bien, tout va toujours bien jusqu’à.

Une coche dans le calendrier, une autre, le filigrane d’un visage. Sous les dates, une esquisse en traitillés par-dessous l’encre des chiffres ou alors encoches dans le bois, spirales, cercles concentriques comme ceux de l’eau frappée par un caillou. Talismans ou signes chamaniques entrelacés à la croyance folle qu’à force de traits, de cercles ou d’entailles se trace le chemin vers lui, figure énigmatique.

Et perceptible, à peine.

*

La première fenêtre ouvre sur le dehors, transparente et limpide. Vue sur parc. Du vert, rien que du vert dans les yeux et le sillon gris de la rivière au milieu des prés. Des chants de merle, le vent frais de septembre, l’acharnement d’un pic sur un tronc.

La deuxième fenêtre, plus petite et mate, ouvre sur le dedans. Un paysage y bruisse en noir et blanc. Des bruits d’eau, des bruits légers de pompe, des gargouillis. Des volutes, d’étranges formes qui s’emmêlent. Un profil tremblé s’ébauche dans un étang sombre, puis disparaît. Une vertèbre, un pied, une minuscule bouche, une grimace. Parfois un cortège de bulles, traversant l’écran.

D’entre les bulles essayer de le deviner, même s’il n’est pas encore là, une certitude à portée de main, presque. La retenir, la serrer tout contre soi, la bercer jusqu’à ce qu’elle n’ait plus peur, la caresser en chantonnant, la nourrir, attendre qu’elle s’abandonne.

Pour s’y agripper, enfin.

*

Dedans déjà, on lui fait écouter Bach, Brassens et Mozart.

Il paraît que Mozart rend joyeux, Bach intelligent et Brassens immortel. Alors lui faire entendre, d’entre ses clapotis, des fragments de voix ou d’instruments, irriguer sa vie de notes, de tempo et de soupirs. Parce que la musique, elle aussi, coule dans le cordon, l’enroule et le déroule comme un galet pris par les vagues. Une symphonie pour la palpitation d’un cœur, une double-croche pour un de ses sauts périlleux, un concerto pour dégager les poumons. Quelques mots susurrés sur une guitare, c’est un gramme de plus à son poids de plume.

De jour en jour, de mineur en majeur, de saccade en saccade, sans discontinuer. D’une plume à l’autre, à pas de loup il glisse

vers ce que l’on ignore.

*

C’est pourtant vrai. Le cahier se vide à mesure que le ventre grossit. La plume se tait, la page demeure blanche d’avril à novembre. Désert, silence, champ de neige aveugle sous ses doigts qui n’ont plus rien à étreindre.

Seule l’écriture fébrile et sourde du sang, de ce corps qui avale tout et laisse sans voix.

*

Elle a lu. Beaucoup.

Les piles de livres qui s’amoncellent sur la table de nuit et le parquet sont impressionnantes. Elle serait bien en mal, en revanche, de raconter les histoires, de se souvenir d’une trame même grossière, du nom d’un auteur ou d’un titre. Ce qu’elle a lu alors, c’est maintenant que, confusément, elle s’en rappelle.

Des pages se sont frayées un chemin entre ses mains, elle peut encore entendre le frôlement du papier, sentir son grain sous sa paume, éprouver le poids d’un volume. Mais les personnages, les phrases, les mots, où étaient-ils passés ?

Tous expatriés de cette tête qui ne savait plus rien retenir.

Sauf lui.

*

Un bout de pièce.

La maison est trop petite pour qu’il y ait une chambre. On choisit l’alcôve du salon, cent fois en rêve on l’a meublée, on a feuilleté des catalogues, dressé la liste de ce qu’il faudrait acheter, le berceau, la parure de lit, le mobile, les décorations pour le mur, les doudous, le chauffe-biberon, les couches. Tous ces objets si souvent brodés dans l’esprit comme sur une tapisserie aux couleurs flamboyantes.

Un bout de pièce. Qui reste vide. Au fil des mois le demeure. On n’ose pas l’apprêter. Encore vide, la veille encore.

Même quand il n’y aurait plus rien à craindre, nos mains pétries d’attente suspendent le geste. À peine ose-t-on regarder la chambre, et encore, pas trop.

On ne voudrait pas mourir d’espoir.

*

Des rideaux, des rideaux partout, des rideaux pour tout le monde. Aussi pâles que les blouses. Se cacher derrière leurs plis comme toutes ces autres arrivées avant. Derrière l’un d’eux, ça parle péridurale, ça parle blocage du souffle, contractions, respiration en petit chien. Derrière un autre, ça ne parle plus, ça gémit en rafales.

Alors c’est cela, ce calvaire sans mots qui se confond en cris, ce mugissement de vache qu’elle entend sans voir, qu’elle attend sans voir, cette bordure de l’existence lacée à quelque chose d’autre ? Alors c’est cela, ce râle d’animal blessé qui hurle à la mort, cette menace affûtée plus tranchante qu’un scalpel ?

Peut-être que ça ne peut pas se voir, juste se crier du fond des âges et des entrailles, s’éructer, se cracher à la face du monde comme un noyau rêche qu’on expulse, ignorant où il tombera, ignorant ce qu’il donnera (prune, ronce, ortie, églantine, ancolie ou fraise des bois) mais qu’on expulsera quand même, dans la douleur et le saisissement, dans cette stupeur où tout redevient spasme.

Celles qui sont arrivées avant ne parlent qu’en mots de chair et de sang. Revenues à l’orée, là où mère rejoint louve, terre, volcan.

*

Il n’y a eu, entre avant et après, entre corps lesté et corps soustrait d’une vie, ventre plein et ventre creux, absence et présence, que ce vagissement vertigineux, qui assourdit, brisant l’attente, avidité mugie à pleins poumons qui emplit la pièce, déferle rouge devant les murs, clamant sa révolte, révulsée de colère, les poings refermés sur le vide, agrippés à la vie.

Il n’y a eu, entre avant et après, que cette houle montée jusqu’aux yeux, puis ravalée, cette stupeur, cette aphasie de mutique débordante de lui, qui l’éclabousse des mots et des caresses que l’on n’ose pas encore épeler.

Le ventre désert, ce nœud maintenant, indivisible, cordon qu’on ne tranchera pas cette fois, passerelle de l’un à l’autre, attachement de son cri à ton silence,

tous deux éperdus et faméliques.

*

Peut-on parler de lui sans parler sang, larmes et sondes gluantes, sans parler perfusion, piqûres et compte-goutte, gynécologue ou liquide amniotique, aménorrhée, maturation pulmonaire, croissance fœtale, sans prononcer les mots qui glacent (pré-éclampsie, hypertension, placenta, examen morphologique, diabète gestationnel, prématurité) et les silences opaques qui en disent trop long ?

Peut-on dire de lui sans murmurer toxoplasmose, fréquence cardiaque et clarté nucale, diastole, systole, flux artériel, sans blouses blanches et désinfectant, parler de lui sans la mort, sans la peur, étrangler les calculs insensés des probabilités ?

Ne garder que son cœur qui bat, le clapotis d’un poisson qui frétille, ses bonds vivaces de grenouille. N’écrire maintenant que le doigt d’un père lui servant de sucette et son souffle endormi dans le bleu d’un rêve, la maison silencieuse autour et vos mains en berceau.

Un sourire aux anges traverse son visage aussi mouvant que les nuages ou le vent.

Il passe, il est en vie.

Il passe, tu es en vie.

Écrire le mot fin dans ce cahier de chair et de papier.

Et tout recommencer.

Publiée dans Le Courrier le 24.3.2014

Silvia Härri

Née en 1975 à Genève d’un père suisse et d’une mère italienne, Silvia Härri est licenciée en lettres et enseigne l’italien et l’histoire de l’art au collège. Elle est auteure de poèmes, de proses poétiques et de nouvelles écrites en français ou en italien. En découvrir davantage

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