Il y a dans la volonté même de décrire le bonheur quelque chose d’irréaliste, un non-sens, puisque le bonheur est justement ce qui échappe à la pensée: telle une intuition, il vient et repart sans n’avoir rien ajouté ni modifié: il complète l’instant de son propre vide. Ainsi le bonheur est dérisoire, et ce dérisoire est sa qualité.
Le bonheur
N’est-ce pas ressentir que d’autres ont déjà emprunté
Cette putain de route?
N’est-ce pas accepter que
L’avenir ne nous appartient pas?
N’est-ce pas se souvenir
Avec plaisir?
Est-ce autre chose que croire
En les autres?
Plus simplement dit
N’est-ce pas se laisser surprendre
Par soi-même?
Laisse le jour se lever
Laisse la pluie ruisseler
Le torrent emporter les troncs
Les alluvions
Et les vagues se casser
Le bruit de la mer est celui de ton pouls
A l’identique
Tes pupilles sont la lumière
Ta peau la caresse
Laisse se lever le jour
Tu l’as bien mérité
Je garde un jour de côté
Pour le passer avec toi
Je garde une heure de côté
Pour te regarder
Je garde une minute de côté
Pour te dire
Je garde une seconde de côté
Pour ne pas t’oublier
Je garde un souvenir
Avant qu’il ne s’efface
Il a neigé toute la journée
Il neige encore
Il m’est si agréable d’être là
Derrière la fenêtre silencieuse
Que je me demande si le bonheur
Ne se cache pas dans la faiblesse
Dans le fait même de mon impuissance
A les retenir
Les flocons
A changer le cours des choses
Ne rien faire
Est un exercice que mon esprit exécute si mal
Qu’il s’applique à le pratiquer
Comme s’il s’agissait d’une tâche quelconque
D’une occupation diverse
D’une activité
Ne prêter attention à rien
C’est comme voir sans voir
Entendre sans entendre
Sentir sans ne rien ressentir
Mais ne prêter attention à rien
C’est aussi le contraire
Tout à la fois
Ne pas entendre pour mieux écouter
Ne pas voir pour mieux contempler
Ne rien ressentir pour tout pénétrer
Le bonheur est vide
Inconscient
Passionnant
Rieur
Contradictoire
Bruyant parfois
Parfois aussi
Souvent même
Il est de trop
Lorsque plane dans l’air
L’odeur affolante de l’amour et de la passion
Les souffrances inévitables
Que l’on désire plus que lui
Au final, le plus déroutant
Est que le bonheur est superflu
Il n’est malheureusement pas nécessaire
Ni à la vie
Ni à la survie, ni à rien d’ailleurs
On peut vivre très longtemps
Très malheureux
Le bonheur est donc un luxe gratuit
En ce sens
Il est le début de la tristesse
Et la fin des illusions
La quête du bonheur est inutile
Ce dernier n’étant ni un état
Ni un lieu
Mais un mouvement
On s’arrête
On se retourne
On continue
A peine le temps de percevoir nos traces
Animaux encore sauvages
Dans la terre grise de l’automne
Menzonio, hiver 2020-2021, Bernard Campiche Ed.
Publié dans Le Courrier le 17.5.2021