« L’art du chemin de fer » – Peter Bischel

Rares sont les conversations dans les avions, mais quand les avions tombent, on tombe tous ensemble. Ceci dit, les accidents de chemin de fer ne sont pas forcément fatals, et ce qui est bien, c’est qu’on n’est pas le seul rescapé, les autres aussi peuvent raconter. Il est concevable que les rescapés aillent aux enterrements des autres, encore faut-il que ce soient des accidents majeurs, que le nombre des rescapés soit plus petit que celui des trépassés, et jamais on ne prend autant conscience de la météo qu’après les enterrements. Quand on sort de la chapelle, il neige, ou il pleut, ou bien le soleil brille. Pourquoi les assurances honorent-elles mieux la mort accidentelle qu’un décès naturel? J’ai parié à chaque coup avec ma compagnie d’assurances que mon avion allait tomber, et j’ai toujours perdu. Après l’atterrissage, quel homme irait penser qu’il revient en perdant?

Les compagnies d’assurances, supposition de ma part, ne craignent pas notre mort. Elles savent bien mieux que nous que notre mort viendra, et d'ailleurs, elles savent très bien quand nous mourrons en moyenne. Contrairement à nous, elles ne comptent pas que sur nous-mêmes – elles nous prennent tous en compte. Le risque reste de notre côté. C’est pour ça que ce n’est pas contre ma compagnie d’assurances mais bien contre moi-même que je parie, et d’ailleurs, les assureurs ne nous mettent pas en garde contre l’avion. Voilà qui devrait suffire à nous donner du grain à moudre, et je comprends ceux qui, au siècle dernier, mettaient en garde contre les chemins de fer. On ne peut pas dire qu’ils aient été complètement contredits.
Untel monte dans le train, donc. Müller, qu’il s’appelle, un nom simple, mais même celui-là, on pourra l’accentuer de façon à ce qu'il ne soit pas un simple Müller, mais bien Müller. Tant qu’à faire, autant le laisser être agent d’assurances: un homme avec attaché-case, donc, qui prend souvent cette ligne, range ses documents, et qui, en attendant sur le quai, peut avoir une idée – idée sur l’essence des assurances, peut-être, mais ce n’est déjà plus la mienne. Müller monte, je reste ici, je vais acheter des cigarettes au kiosque, je bois un café et je rentre chez moi.

Zurich, Müller y arrivera sans moi. Je n’ai pas besoin de l’accompagner et de le tenir à l’œil, mais si Müller est déjà en train de cogiter en attendant sur le quai, rien ne m’empêche de le faire pendant que je rentre chez moi, et Müller serait surpris de savoir ce qui l’attend aujourd’hui, et il sera loin de se douter que c’est moi qui le lui crée.

Quand untel monte, qu’il est monté dans le train, il va dire à celui qui est monté avant et s’est déjà assis: «C’est libre?» Mais il ne se présentera pas, aura peut-être, avant d’avoir demandé si c’était libre, salué, mais ne se sera pas présenté. C’est éventuellement l’usage en wagon-lit, quand on a cherché son compartiment, qu’on l’a trouvé, qu’on ouvre la porte et qu’on tombe sur un individu en pyjama. Souvent, les wagons-lits sont bleus, ils portent souvent l’inscription «Wagon-Lit Cook» ou «Pullman-Car», mais c’était il y a longtemps. Seuls les enfants voient les wagons-lits. Ils les pointent de leur menotte et veulent savoir ce que c’est. C’est un très joli mot, wagon-lit. Peut-être qu’ils sont restés bleus. Ce qui vient tout de suite à l’esprit d’un parfait néophyte des compartiments de wagons-lits, c’est quand même la brosse à dents, c’est-à-dire que le quidam, là, en pyjama, est justement en train de déballer sa brosse à dents, et un petit bossu en képi bleu est toujours penché sur la liste des passagers dans un coin du couloir, à se dire qu’il pourrait écrire des romans. Mais il ne boit plus, c’est déjà ça, pas de relents de schnaps. C’est peut-être plutôt à une dame-pipi homme que je pense, en Allemagne, qui certes n’aurait pas de képi bleu à visière noire comme mon petit bossu. Mais déjà le train se met en marche, on s’est déjà mis d’accord pour savoir qui prendrait le lit du haut, ce n’est déjà plus si grave que quelqu’un ait quand même fini par se pointer ou que le premier soit arrivé avant, on fait déjà ses premiers pas dans le couloir comme si c’était un hall d’hôtel.

Müller n’ira pas plus loin que Zurich, trajet d’une heure, compartiment fumeur deuxième classe. Déjà un moment qu’il a dit: «C’est libre?», tout en s’apercevant des pieds excessivement grands de son voisin. Quant à moi, je rentre, je bois un café quelque part en chemin, je lis le journal, je croise les jambes, et Müller va constater que l’homme aux grands pieds n’est pas en voyage d’affaires. Ses habits sont trop miteux, tout est trop grand, tout flotte, comme s’il avait perdu énormément de poids en peu de temps ou comme si son costume eût été fait sur mesure il y a des années pour un homme plus grand, le costume entretenu et irréprochablement conservé d’un autre. Il est une forme de maigreur qui fait flotter tout vêtement, car les vêtements, il faut bien le dire, c’est fait pour être porté.

Le mot phtisie a je ne sais quoi de tendre.

Maintenant, le dernier monté est en train d’accrocher son manteau, il est en train de s’asseoir. Mais il y en a d’autres qui vont monter, à Olten par exemple. Ce sont les stationnements du train qui constituent les moments périlleux, les moments qui peuvent altérer le voyage, parce qu’un changement intervient, voilà les nouveaux, les débutants, ceux qui vont faire leur baptême du voyage – tout ceci ayant traversé l’esprit l’espace d’un seul instant. Le train est toujours dans sa phase d’accélération, il n’a pas atteint sa vitesse de croisière, pas encore de tambour des roues, et Müller est toujours debout, ou alors il a légèrement plié les genoux, légèrement sorti le derrière mais sans pour autant s’être retourné, le visage toujours face à la banquette, le dos face à l’homme aux grands pieds.

Assis – le moment étant enfin venu de laisser le train partir –, Müller s’aperçut alors du visage excessivement long de l’autre, puis de son buste excessivement long, de ses jambes excessivement longues, et pourtant l’homme aux longs pieds, aux longues jambes, à longue tête ne produisait pas le moins du monde l’impression que peut produire un homme à haute stature, car il laissait tomber les épaules, ce qui prêtait aux bras quelque chose de disproportionnément long, le buste en paraissant d’autant plus petit.

Müller s’est donc assis, suffit, n’y touchons plus, laissons le train partir, arriver à l’heure dite, repartir à l’heure dite. Le fait que Müller, agent d’assurances, soit en route pour Zurich avec son attaché-case, est sans importance. Du reste, je suis déjà chez moi et j’ai tourné la page sur Müller.

Et d’ailleurs, Müller, devenu après tant d’années – ne le disait-il pas lui-même? – fin connaisseur de l’âme humaine, ne s’attarde pas sur le visage des hommes. Il s’était également débarrassé de l’habitude de parler avec eux des choses qui lui passaient par la tête: ni wagons-lits, ni wagons-restaurants. Reste qu’il fut tout de même surpris de constater que le long, au moment où le contrôleur passait à leur niveau, ne prit même pas la peine de sortir son billet. Müller alla jusqu’à s’énerver à la pensée qu’il était quant à lui obligé de sortir son abonnement et se retrouvait par ce biais désavantagé vis-à-vis du long, car le long jouissait d’ores et déjà du droit coutumier, était déjà connu du contrôleur, aurait ainsi eu la possibilité de traiter Müller en nouveau-venu. Sauf que Müller ne fait jamais rien qui ne fasse penser qu’il ne l’ait fait depuis toujours, et jamais il ne se déplaçait sans donner l’impression d’être obligé de le faire. Raison qui explique aussi pourquoi il repensait sans arrêt aux avions, qui se prêtent encore plus efficacement à l’étalage d’un affairement blasé.

Mais le long le regardait. Il le regardait – ça a beau aller de soi, ça se remarque quand même – de ses yeux, de très longs yeux dont les contours du bas dessinaient des triangles étirés en longueur, c’étaient les yeux d’un sourd, ceux d’un homme qui n’a jamais appris à poser les questions, qui ne fait que répondre.

Et Müller de lui lancer un mot.

Et l’autre d’opiner.

Et Müller de lui lancer un mot, encore.

Et l’autre d’opiner.

Publié dans Le Courrier le 07.12.2015

Extrait de «Eisenbahnfahren» («L’art du chemin de fer»), troisième nouvelle tirée du recueil Der Busant – Von Trinkern, Polizisten und der schönen Magelone (1985), choisi et traduit de l’allemand par Alexandre Pateau.

© Suhrkamp Verlag Frankfurt am Main 1985. Alle Rechte bei uns vorbehalten durch Suhrkamp Verlag Berlin

Peter Bichsel

Né en 1935, Peter Bichsel a grandi à Olten et vit aujourd’hui à Bellach, dans le canton de Soleure. Enseignant à l’école primaire jusqu’en 1968 puis conseiller personnel de Willy Ritschard, membre du Conseil fédéral, de 1974 à 1981, il est l’auteur de romans et d’essais politiques et philosophiques, mais excelle surtout dans la forme courte. En découvrir davantage

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