« La veuve à l’enfant » – Daniel Maggetti

Anna Maria avait eu de la peine à distinguer la silhouette de l’enfant ; dans la pièce, dotée d’une seule fenêtre, régnait une dense pénombre, et ses yeux n’avaient plus la belle acuité de leur jeunesse. Accroupi au bas de l’escalier qui conduisait à l’étage, Pierino avait aligné sur une des marches des coquilles d’escargot vides, blanchies par la pluie et ramassées dans les creux des murs. Comme souvent, il s’amusait avec son seul jouet, une toupie en bois lilliputienne, tout en murmurant des propos inintelligibles ; le scapulaire qu’elle lui avait mis au cou pendait hors de sa camisole et, à chaque mouvement, lui frôlait les pieds nus. Plus de tisons dans la cheminée, mais dans l’air flottait encore le parfum des châtaignes grillées le soir avant, dont une poignée, sur la table, était destinée au petit-déjeuner ; il fallait auparavant que l’enfant aille traire la chèvre, une stallina blanche qui était sa compagne de prédilection. Anna Maria ne l’envoyait pas régulièrement à l’école, découragée par le récit récurrent des misères que lui faisaient les petits-enfants de la Vittoria, dressés depuis le berceau par leur grand-mère à ne laisser aucun répit aux descendants de celui qu’elle nommait l’infâme. Dans le local carré de la maison décrépite surplombant l’église où s’engouffraient les tusui des trois villages du haut, de toute façon, le pauvre maestro Giulietti passait le plus clair de son temps à essayer de garder le contrôle d’une troupe aussi turbulente que protéiforme, et il ne réussissait à apprendre aux élèves que le strict minimum en italien et en arithmétique, ils quittaient l’école en sachant écrire leur nom, est-ce que ce n’était pas assez ? Aux récréations, dépité, le maître cherchait un peu de réconfort auprès de l’institutrice préposée aux filles, la signorina Venzi, une demoiselle sèche et basanée montée en graine dans un bourg de la plaine, elle était en pension dans le village du bas et se faisait une joie d’humilier son collègue en lui détaillant ses méthodes coercitives et la série subséquente de ses succès, puis en insistant sur la gêne occasionnée par le tapage des éléments mâles de l’école, dans la salle située au-dessus de celle qu’elle occupait. Que Pierino, ou n’importe qui d’autre, soit présent ou pas, le maître le remarquait à peine, il savait qu’il ne servait à rien d’enregistrer les absences, dès ses débuts, les membres de la municipalité lui avaient notifié que l’école n’avait pas à rivaliser avec les vrais travaux pour lesquels les garçons et les filles d’un village étaient utiles, le bétail, les foins, les récoltes de pommes de terre et de châtaignes dépendaient d’eux, alors les livres et les cahiers, soit, mais à condition de les cantonner aux mois d’hiver, une fois les réserves de bois faites, et au moins la classe était chauffée, les petits n’y claquaient pas des dents comme chez eux. Anna Maria ne dérogeait pas à la règle, même si parfois elle aurait souhaité que Pierino passe du temps avec des compagnons de jeu, au lieu d’être cloîtré à la maison avec pour unique fréquentation la vieille femme qu’elle était devenue. Le pousser à frayer avec les autres, cependant, ne lui était pas possible : sur la tête du petit pesaient deux malédictions, et personne, au village, n’était près de l’oublier, bien qu’il ne fût responsable de rien, mais « je suis un Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération », lui avait récité don Remigio en la congédiant, une fois qu’elle avait été lui demander conseil. La faute première, celle qui était retombée sur elle aussi, et qui avait dévasté sa vie près de quarante ans auparavant, Anna Maria avait pris l’habitude d’en faire abstraction, elle s’était inventé divers stratagèmes pour ne pas se complaire dans le ressassement, et effacé toute trace de cette époque ; sans l’acharnement de Vittoria, le temps aurait peut-être commencé à faire son œuvre autour d’elle également. Mais le deuxième péché était encore tout frais, une douzaine d’années à peine, l’âge de Pierino, et pour cause – et là, comment ne pas se souvenir ?

Anna Maria ne vivait pas seule, alors : Caterina, sa bru – Catalina, comme on lui disait ici – partageait son toit, et ses deux petites-filles, Virginia et Angela, que Carlo Antonio, son fils, avait eues de son premier mariage avec la pauvre Agnese, enterrée à trente-deux ans avec un bébé mort-né. Agnese avait aussi donné naissance à un premier Pierino, qu’à neuf ans on avait mis sur les routes d’Italie avec une squadra de ramoneurs, six mois plus tard don Remigio leur avait apporté le certificat de décès, il était mort de la dysenterie sur un tas de paille, dans une étable de Lombardie, avait écrit un curé de là-bas qu’un métayer avait pu appeler pour l’extrême-onction. Il n’est pas bon que l’homme soit seul, et Carlo Antonio, après son veuvage, n’avait pas tardé à trouver, dans le village d’en face, niché sous la montagne qui hurle, une jeune personne à son goût dont les parents n’attendaient que le mariage, ils sont plus miséreux que nous là-bas, même que la plupart des pâturages et des forêts sur leur territoire nous appartiennent, alors une bouche en plus, ça fait vite la différence. Caterina Pilotti était gracieuse et serviable ; quoiqu’elle eût beaucoup aimé Agnese, Anna Maria s’était prise d’affection pour elle, appréciant la candeur de ses dix-neuf ans et la tendresse qu’elle manifestait aux deux orphelines. Le dimanche, elles allaient ensemble à la messe, Caterina couvrait la masse châtain et ondulée de ses cheveux d’un foulard noir imprimé de roses pourpres, assise à côté d’elle, Anna Maria jouissait d’une sorte de répit, comme si le malheur avait enfin lâché sa maison, et qu’une autre ère venait de germer. Cette impression s’était renforcée lors de la grossesse de Caterina, il y aurait un nouvel héritier, pour sûr, aussi beau que le rüsca disparu dans son linceul de suie, on ne le laisserait pas s’envoler, celui-là, et il saurait imposer le respect autour de lui. Chétive, la fillette dont Caterina accoucha ne vécut pas trois mois, et comme tant d’autres innocents, elle reposait dans un coin du cimetière, on creusait toujours au même endroit pour ensevelir les petits corps à jamais anonymes dont le nombre, si on se hasardait à en faire l’inventaire, était effarant, pourquoi donc le Seigneur consentait-il à ce que tant d’âmes viennent sur terre, si c’était pour les enlever tout de suite ? Entre-temps, Carlo Antonio avait rencontré au marché, où il se rendait une fois par mois pour y vendre les corbeilles qu’il tressait, un certain Gottardo, qui allait s’enrichir, lui avait-il dit, en émigrant dans un pays qui s’appelait l’Australie, il y avait d’immenses navires qu’on affrétait exprès pour ceux qui n’avaient pas peur du travail et qui étaient tentés par l’aventure, une connaissance à lui, un Meletta du val Onsernone, après un an là-bas était revenu des liasses de billets plein les poches, il avait trouvé de l’or dans une région où les chercheurs affluaient par milliers, il fallait être stupide pour ne pas suivre leur exemple. Carlo Antonio, qui avait grandi sans père avec sa mère et ses deux sœurs, n’avait d’estime pour personne, surtout pas pour les femmes, dont l’avis lui semblait superflu. Il ne consulta donc ni Caterina ni Anna Maria au sujet de l’Australie, devenue son idée fixe, et commença en catimini à réunir l’argent pour payer le voyage, qui coûtait cher et qui prenait jusqu’à cinq mois, selon Gottardo ; mais jamais il n’aurait réussi à mettre de côté même le dixième de la somme nécessaire sans l’intervention de la municipalité, que la foudre s’abatte sur elle !, se disait Anna Maria chaque fois qu’elle y repensait. C’est pendant que les femmes étaient à la messe, beaucoup d’hommes n’entraient à l’église qu’à l’Élévation pour en sortir tout de suite après, c’est à l’osteria de la Margheriton, à qui on avait collé, et tout le monde savait pourquoi, le sobriquet de Fémnascia, que les choses avaient pris une tournure inattendue : dimanche après dimanche, Carlo Antonio y avait évoqué avec faconde les trésors de l’Australie, en leur opposant le tableau de l’indigence qui était le lot de leur vallée étranglée par la disette, où les femmes étaient des bêtes de somme et les hommes des forçats, où un nourrisson sur trois mourait avant d’avoir appris à dire maman, où les vieux, pliés par les maux, souffraient de malnutrition et étaient un poids pour leur famille. Il pérora tant qu’il emporta l’adhésion de six autres garçons de la commune, dont l’un était le fils d’un des municipaux : lors de l’Assemblée suivante, on débattit de la question, ne fallait-il pas allouer une aide financière extraordinaire à ces citoyens qui, vraisemblablement, rendraient ce pécule à la communauté, et au centuple, lorsqu’ils reviendraient ? Parier sur l’Australie, n’était-ce pas plus raisonnable que de continuer à contraindre des adolescents à s’étouffer dans des cheminées d’Autriche ou d’Italie, et des pères de famille à « faire la saison » en France en gagnant à peine de quoi joindre les deux bouts ? A sept, on a assez de gens de sa parenté dans l’Assemblée pour obtenir un vote positif, même si l’un des impétrants a, comme Carlo Antonio, la réputation d’être un chicaneur : on donna donc à chacun 700 francs pour s’en aller au-delà des mers, un montant énorme, passé trois fois ce que le maestro Giulietti était payé pour une année ; c’était un prêt, bien sûr, qu’il faudrait rembourser au retour, mais en attendant, Carlo Antonio et ses compères purent s’inscrire auprès des Allemands qui organisaient la grande traversée, plus possible de reculer. Caterina et Anna Maria furent mises devant le fait accompli, il partirait quinze jours plus tard avec les autres, ils franchiraient à pied les Alpes et arriveraient à un lac où circulait une barque qui les conduirait à Lucerne, de là ils iraient en direction de Bâle et du Rhin qu’il faudrait ensuite descendre sur un bateau jusqu’à la mer, et après… Les deux femmes avaient été désorientées par la kyrielle de noms inconnus qu’il leur débitait en y associant des promesses de fortunes colossales et de lendemains qui chantent, c’était pour leur bien et pour celui de ses filles qu’il s’expatriait, ça ne durerait pas longtemps, après il achèterait des vaches, des terrains, une maison, ni la Vittoria ni personne n’oserait plus le défier, un monsieur qu’il deviendrait, il leur montrerait à tous de quel bois il se chauffait. Elles avaient de quoi se sustenter, non ? La chèvre, les poules, les champs, le gros châtaignier à Carbulun, et pour l’argent comptant, il suffisait qu’elles envoient de temps à autre Virginia et Angela à Locarno pour y vendre quelque chose, on avait toujours du surplus en été, et mignonnes comme elles étaient, on ne leur refuserait rien.

Carlo Antonio s’en était allé, le printemps mettait aux arbres les premières feuilles, vert acide dans les forêts, presque roses sur les noyers du Valàa ; Caterina, Anna Maria et les deux filles l’avaient accompagné jusqu’au sagrato où il avait rendez-vous avec ses compagnons de route, elles les avaient suivis du regard jusqu’au pont sur la val Zutt, puis ils avaient atteint la Capèla di Salèe où le chemin s’entortille à la moraine. D’Allemagne, les émigrants avaient adressé au père de l’un d’entre eux, au village d’en bas, une lettre dictée en commun : tout allait bien, ils étaient enfin au bord de la mer, le bastimento allait les accueillir. Une année avait passé, puis deux, sans que Carlo Antonio ne donne de nouvelles. Pierino était né vingt-six mois après son départ, à quelques jours près.

Publié dans Le Courrier le 14.6.2015.

Daniel Maggetti

Né en 1961 au Tessin, Daniel Maggetti est écrivain et directeur du Centre de recherches sur les Lettres romandes de l’université de Lausanne. Depuis sa thèse de doctorat consacrée à L’Invention de la littérature romande 1830-1910 (Payot, 1995), il a signé de nombreuses études sur l’histoire de la littérature en Suisse romande et a notamment collaboré à des projets d’édition critique de textes de C. F. Ramuz (édition de ses romans dans la Bibliothèque de la Pléiade et de ses Œuvres complètes chez Slatkine). Daniel Maggetti est l’auteur de romans, récits et poèmes souvent ancrés dans sa terre d’origine, qui font s’entrechoquer plusieurs langues. En découvrir davantage

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