« Fragments » – Mathilde Vischer

La roue suit les rails qui se croisent, semblent parfois s’entrelacer, se tordre, puis retrouvent leur rectitude; dans la vitesse veiller à garder le cap, parfaitement, avec une précision millimétrique, ne pas déraper, glisser, éviter la chute, la déviation hors de l’axe; le long du rail il voit les incapacités, insuffisances, l’impuissance de la lenteur, de la pensée vive, et toute la fragilité à recevoir, à protéger.

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Il lui fallait ces gestes, les mouvements tantôt réguliers, tantôt inattendus des doigts, de l’arête de la paume sur le papier. Le frottement des cellules contre cette autre peau, rêche ou lisse, vaste ou étroite. Cette ronde de la mine qui saisissait les formes les plus abstraites lui donnait un autre corps, dépris, sans pesanteur, comme caressé par une huile. Seul le contact du charbon sur le papier lui permettait de se rapprocher enfin du sommeil, de rayer l’angoisse de son territoire intérieur.

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Enceinte par la nuit elle veille la porte. Lorsqu’il fait jour, elle lutte avec le réel, même lorsque tout semble fait pour que les pas, les gestes soient d’une évidence blanche, elle lutte avec la moindre serrure, le moindre bruit, dans toutes les pièces et dehors les objets, le monde, résistent, vivent leur propre vie, ne demandent rien. La pesanteur et la fragilité des choses la rattrapent, tandis qu’elle tente de suivre le temps. La nuit, dans le creux le plus creux de la nuit, lorsque le soir est oublié, l’aube encore loin, les camions hurlant dans les rues désertes, rien d’autre n’est possible, il n’y a que cela, veiller la porte.

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Le jardin ne lui appartient plus, non seulement son contact charnel, avec la terre, les arbres et le dessin des feuilles, l’odorant petit potager, comme il en a toujours été depuis qu’elle est arrivée là, mais sa vue aussi, la longue et intense contemplation quotidienne, disparue dans l’absorption d’un présent nouveau, inédit, à apprivoiser, reconnaître, à accepter dans son ouverture et son rétrécissement, sa densité multiple.

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Dans le cimetière il ne peut s’empêcher, une fois encore, après avoir soigneusement recouvert de genêts et de rameaux d’olivier la tombe pour laquelle il vient, d’aller voir celles des autres, devenues ses rendez-vous avec la pierre, les noms, histoires inventées; de Camille Léveillé, morte à vingt ans, dont il croit parfois sentir l’effleurement d’une chevelure noire, enlever les brindilles et les pétales de chrysanthèmes; du couple Sertanec, les mains enlacées sous une croix de granit, tailler le rosier; de Pauline Forest, grand-mère orpheline, gratter la mousse qui cache la première lettre du prénom, le lichen qui creuse la pierre.

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Il regarde les oiseaux se confondre avec son cerf-volant, tirant sur des ailes en papier de soie; elle le voit et se demande comment lui dire, comment dire à l’enfant, ou plutôt comment elle-même croire à ce qu’elle a dit, dira encore à l’enfant, que tout ira bien, que la vie lui sera abondance, que la bonté entourera ses pieds, ses mains, et qu’il marchera sur une terre fertile.

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La nuit ils sont couchés côte à côte, dans une chambre claire. Il recouvre ses mains, puis dans les siennes, les serre légèrement. Il les enveloppe comme le vêtement d’une peau bienveillante, consolatrice. Ils sont allongés côte à côte comme deux morts qui échangeraient leurs mains, s’ensevelissant l’une l’autre, dans le désir d’une disparition légère, comparable.

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Dans la clarté la plus profonde de l’instant on comprend que cette minute de vie dont l’intensité semble indépassable, incommensurable, est le seuil de la fin la plus proche, que cette proximité trouble demande le retour à une épaisseur connaissable, rémanente, où l’arbre peut pousser, le torrent retentir, la pensée suivre un cours limpide. Mais l’œil toujours en garde l’éclat, la mémoire de durer.

Publié dans Le Courrier le 10.11.2014.

Mathilde Vischer

Née à Genève en 1975, Mathilde Vischer est traductrice littéraire et professeure à la Faculté de traduction et d'interprétation de Genève. Elle a traduit des poètes contemporains de l’allemand (Felix Philipp Ingold), et surtout de l’italien (Fabio Pusterla, Alberto Nessi, Pierre Lepori, Massimo Gezzi, Elena Jurissevich, Leopoldo Lonati). Elle a également signé un essai, La Traduction, du style vers la poétique: Philippe Jaccottet et Fabio Pusterla en dialogue (Editions Kimé, 2009). En découvrir davantage

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